Dr. Chamberland fit son apparition. Je ne l’avais pas entendu entrer tellement j’étais absorbé dans mes pensées.
- Sur le plan physique, je n’ai pas de nouvelles fraîches à vous donner ce matin, mais je tenais à vous rendre une petite visite. Histoire de voir comment se trouve votre moral. Vous semblez avoir meilleure mine que lors de nos précédentes rencontres. - Vous trouvez, docteur ? - Oui, vous avez l’oeil clair, des couleurs aux joues, les lèvres moins pâles. Vous étiez en train d’évaluer la qualité de votre séjour parmi nous, il me semble ? Votre posture m’indiquait que vous étiez en grande conversation avec vous-même. Est-ce que je me trompe ? - Non, je ne savais pas qu’outre l’orthopédie, vous étiez aussi féru de psychiatrie. - Non, pas du tout, simplement qu’un peu de psychologie ne fait pas de mal dans mon métier, croyez-moi !
Puis il s’approcha de la fenêtre.
- Vous voyez cette grande maison au toit noir, en clin de bois blanc avec des volets aux fenêtres noirs et une immense cheminée en briques rouges à côté du bureau de poste, c’est chez moi. Je m’y suis installé il y a bientôt quinze ans. Moi, je suis un rural. Après mes études, j’ai décidé de revenir dans mon patelin pour exercer dans un petit hôpital comme le nôtre. N’ayez crainte, j’ai toutes les qualifications que vous pourriez retrouver chez un médecin spécialiste d’un grand centre urbain. Permettez-moi, un instant, de vous décrire mon curriculum vitae. Après mon doctorat en médecine à l’Université de Montréal, je me suis spécialisé d’abord à Paris puis à Boston en chirurgie orthopédique. Soyez certain que vous êtes entre bonnes mains. En plus d’un confrère neurologue, l’hôpital possède une équipe complète de réadaptation physique supervisée par un physiatre du Centre hospitalier Saint-François d’Assise de Québec. Nous ferons tout en notre pouvoir pour que le temps que vous passerez en nos murs soit le plus court possible. Évidemment si vous désirez vous faire transférer ailleurs, plaise à vous d’en décider, je m’inclinerai, d’autant plus si vous avez des proches que vous aimeriez voir à vos côtés. - Non, non, j’avoue que cette idée m’a effleuré l’esprit, mais vous m’avez convaincu que je serai bien soigné ici, de plus, je vous trouve franchement sympathique, votre transparence vous honore. Je n’ai pas à proprement parler de proches, comme vous dites, qui me seraient d’un quelconque réconfort. Je n’ai pas de frères et sœurs et mes parents sont décédés depuis longtemps. Si vous connaissiez mon ex-femme, avec laquelle je n’ai pas eu d’enfant, vous sauriez qu’elle ne me serait d’aucun secours. J’ai une totale confiance en vous et puis, ce qui ne gâte rien, vos infirmières m’apparaissent toutes désignées pour exercer leur compétence sur un homme comme moi !
J’essayais de mettre une touche d’humour dans mes sous-entendus sans y réussir vraiment. En fin diplomate, le Dr Chamberland ne releva pas ma dernière remarque.
- J’ai toujours adoré cette région, dis-je, qui n’a plus de secret pour moi. J’y suis venu des dizaines de fois pour les vacances ou lors de week-end prolongé, seul ou accompagné, et ce, en toute saison. Ce mélange de mer et de montagnes est incomparable surtout au début de l’automne lorsque les forêts environnantes explosent de couleurs riches et variées. Ce n’est pas pour rien que Baie-Saint-Paul est considéré comme la capitale provinciale de la peinture. Duguay, Lemieux, Riopelle, Brassard, Simard, Bergeron, Légaré, Rousseau et d’autres dont j’oublie les noms ont tous fait escale soit ici même soit aux Éboulements soit à l’Île aux Coudres soit à Cap-à-l'Aigle pour immortaliser cette nature à nulle autre pareille. - Je vous l’avais bien dit que vous alliez mieux, conclut le docteur, en me faisant un clin d’œil avant de quitter ma chambre pour poursuivre sa tournée matinale.
Je retournai à ma cogitation et rapidement la déprime revint m’assaillir. Je n’avais pas osé demander encore une fois à mon médecin s’il existait vraiment des chances de recouvrer ma mobilité d’antan. Je savais d’avance ce qu’il me dirait. Que m’arriverait-il ? Resterai-je handicapé du moins partiellement ? Est-ce que cette paralysie persistera à insensibiliser ma fonction érectile ? Suis-je intéressé à continuer à vivre dans cette condition déplorable ? Mes parents étant décédés, n’ayant pas d’enfant, mon ex-femme n’étant plus qu’une emmerdeuse hantant mon existence par intermittence surtout lorsqu’elle avait besoin d’aide. Que dire de mon travail qui était foutu. Je n’ai rien qui me rattache réellement à la vie, pourquoi ne pas en finir ?
Sans crier gare, Anna fit irruption dans ma chambre en trottinant. Son uniforme semble avoir été repassé par un militaire tellement les plis étaient impeccables. Ses cheveux tombent, comme à son habitude, sur ses épaules. Elle porte au cou une chaînette en or à laquelle sont accrochées deux alliances. Son maquillage est comme toujours discret et bien assorti à ses yeux.
- Si vous me permettez, que signifient ces deux alliances accrochées à votre cou ? - C’est tout simple, quand mes parents sont décédés, à quelques mois d’écart, j’ai décidé de garder leurs alliances sur moi. C’est une sorte de talisman, pour me protéger des adversités de la vie.
En me dévisageant, elle fronce des sourcils.
- Vous tentez de me distraire, mais j’ai bien vu, en entrant dans votre chambre, que Monsieur était très songeur, qu’il broyait du noir et je dirais même qu’il descendait sur la pente raide, un tantinet atrabilaire, j’oserais dire. Je ne vous laisserai pas faire cela. Nous allons tout de suite remédier à cet état de chose et vous changer, subito presto, les idées.
Anna arborait un sourire chaleureux qui en disait long sur la tendresse dont elle était capable de prodiguer.
- Nous allons nous battre bec et ongles, ensemble, et pour commencer je vous propose de regarder le journal du jour.
Elle s’asseya sur mon lit et s’adossa à l’un de mes oreillers en étendant machinalement l’une de ses superbes jambes parallèlement aux miennes inertes sous les couvertures.
- Qu’est-ce que nous avons comme actualités aujourd’hui, commenta Anna. Eh bien, il y a la guerre en Afghanistan qui ne semble pas se résorber malgré les efforts conjugués des nations impliquées. Vous ne trouvez pas que cela ressemble de plus en plus au Vietnam ? - Oui, les américains s’embourbent dans un pays qui a toujours connu la guerre. Si ce n’est pas avec les autres pays limitrophes comme la Russie; les querelles entre tribus perdurent pour le contrôle du pouvoir, de la drogue ou pour d’autres considérants religieux. - Il y a eu un autre tremblement de terre au Pérou dans la banlieue de Lima qui a fait, selon les estimations, quelques centaines de morts et une inondation au sud du Bangladesh qui a privé des milliers d’habitants de logements et d’eau potable. Nous sommes bien chanceux de vivre au Québec où de telles catastrophes naturelles n’existent pas ! - Comme vous dites, le fait de demeurer sur l’un des plus vieux et des plus solides continents de la planète, nous est favorable. - Comment savez-vous cela ? - La majeure partie du Québec, dis-je, se trouve sur le Bouclier canadien ou Plateau Laurentien qui a environ 600 millions d’années, datant de l’ère précambrienne, et nos montagnes, Appalaches et Laurentides, sont tellement vieilles qu’elles en sont rondes contrairement aux rocheuses à l’Ouest. Nous sommes sur du roc et de plus, en hauteur par rapport à la mer. - Je continue, si vous le voulez bien, le gouvernement provincial a de la difficulté à conserver un semblant d’intégrité suite aux allégations de conflits d’intérêt avec les organisations de la construction et de nominations partisanes. Qu’en pensez-vous, M. Tremblay ? - Je pense qu’il est très difficile dans une société capitaliste de faire fi de l’interaction du politique et de l’économique. L’argent, c’est le pouvoir et le monde est mené par des gens de pouvoir. - Anna poursuit sa lecture en tournant les pages du journal, la province de Québec et les états du Nord-est américain signe un pacte d’énergie durable. Pensez-vous que le Québec peut être totalement autosuffisant en matière énergétique ? - Non, car l’hydroélectricité ne peut remplacer totalement le gaz naturel et le pétrole et le Québec n’en a pas. Et même les gaz de schistes ne pourront pas répondre à nos besoins. Par contre, il était nécessaire de mettre fin à notre aventure nucléaire à Gentilly-2. S’il y a une région qui n’a pas besoin du nucléaire c’est bien nous, qui possédons l’un sinon le meilleur réseau hydroélectrique du monde. - Suite à la crise économique, ajouta Anna, les indices boursiers reflètent une grande volatilité des titres. Le dollar canadien bataille ferme pour être capable de garder la parité avec le dollar américain. Le taux de chômage saisonnier est meilleur, mais en dessous de ce qu’il était au cours des cinq dernières années. Les actions n’ont plus la cote, le marché monétaire est morose et les obligations, même municipales, paient peu. Les investisseurs asiatiques, habituellement audacieux, se montrent timides dans leurs stratégies de placement. Sans être indiscrète, avez-vous des placements? - Oui, je souscris à quelques fonds de placement et comme tout le monde je cotise à un régime enregistré d’épargne retraite pour assurer mes vieux jours, si vieux jours, il y a ? Répondis-je avec humeur. - Bon, vous recommencez à vous apitoyer sur votre sort. J’avoue que ce n’est pas enthousiasmant, je crois avoir fait une erreur en vous lisant la presse du jour, M. Tremblay ! - S’il vous plaît, pourriez-vous m’appeler Jean-François, sans façon ? - OK, c’est enregistré 5 sur 5, Jean-François. Essayons de trouver des nouvelles plus drôles afin de vous sortir de votre marasme. Nous avons ici un turc qui ayant obtenu son divorce après six ans d’effort juridique est surpris, lorsque l’ordinateur de l’agence de rencontre consultée lui propose la même conjointe. À ce propos, êtes-vous marié ? - Non plus maintenant, je suis divorcé et l’ordinateur ne me choisirait certainement pas la même femme, je vous assure. C’était peu satisfaisant pour l’un comme pour l’autre et nous y avons mis un terme après seulement cinq ans de mariage. De temps à autre, elle refait surface dans ma vie et j’ai peine à m’en débarrasser complètement car elle me fait pitié. Elle a le don de se foutre dans des situations impossibles aussi bien financièrement qu’affectivement. Elle est agente immobilière et réussit très bien dans sa branche mais elle est une dépensière pathologique. - Avez-vous eu des enfants ? - Non, c’est d’ailleurs à partir de cette question centrale que j’ai pris la décision de divorcer. Si je ne l’aimais pas suffisamment pour investir dans une progéniture, que faisions-nous ensemble ? - Changeons de sujet, si vous le voulez bien.
Apparemment, Anna avait mis les pieds où elle n’aurait pas dû. Son malaise était évident.
- Il y a cette nouvelle médecine douce que l’on appelle étiopathie qui traite la maladie en réajustant les os du crâne prétendument déplacés. Que pensez-vous des médecines douces, Jean-François ? - Certaines m’apparaissent tout à fait efficaces comme l’acupuncture, l’hypnothérapie, l’ostéopathie, la kinésiothérapie, la phytothérapie, la sophrologie, la médecine traditionnelle chinoise pour ne nommer que celles-là, mais il y a aussi toute une ribambelle de pratiques plus loufoques les unes que les autres, exercées par toutes sortes de charlatans sans aucune formation sérieuse. - Les habitants de Christiana, une petite ville d’Afrique du Sud, ont mis en broche un rhinocéros de deux tonnes en le faisant tourner pendant soixante heures. Quel est le mets le plus bizarre que vous ayez mangé? - J’ai déjà mangé du serpent à une dégustation gourmande au Vieux Port de Montréal et un repas de crocodile dans un restaurant africain de la rue Laurier qui n’existe plus, malheureusement. - L’institut de recherche électrique de Palo Alto a réussi à mettre au point un séchoir à linge à micro-ondes. Quelle est, selon vous, la plus grande découverte moderne ? - Sans contredit la découverte de la télévision et par après, Internet. Ces deux moyens de communication ont révolutionné notre mode de vie pour toujours. Certains scientifiques affirment qu’ils commencent même à avoir des répercussions sur notre mode de pensée. Nous devenons, selon eux, de plus en plus des êtres virtuels c’est-à-dire qu’il y aurait une confusion possible entre ce que nous voyons et ce que nous vivons. Par exemple, un ami m’a déjà dit qu’il ne ressentait pas le besoin de voyager, car il pouvait voir le monde par Internet, et ce, sans se fatiguer et à bien meilleur coût ! - Finalement, sachez qu’Anna, infirmière clinicienne au Centre hospitalier de Charlevoix, a hérité hier d’un chien labrador blond. Un ami m’en a fait cadeau. - Toute une nouvelle, j’espère que vous aimez les chiens ? - Bien sûr, en fait j’aime tous les animaux. Presque tous les ans, je fais d’ailleurs un pèlerinage au Zoo de Granby. Je campe juste à côté et j’entends les cris des animaux, le matin, qui clament leurs petits-déjeuners. Les fortes odeurs ne me dérangent pas le moins du monde. Lorsque j’étais jeune, presque chaque week-end, je passais un bout de temps à la ferme de mon oncle Joseph à Saint-Irénée, près d’ici. Récurer l’étable; donner de la nourriture et de l’eau aux vaches, aux poules et aux cochons; conduire le tracteur... - Est-ce que votre conjoint ou vos enfants ont été ravis par cet héritage ? - Quoi ? Où avez-vous été pêché l’idée que j’étais mariée et que j’avais des enfants ?
En disant cela, elle s’était mise debout, très droite, les mains sur les hanches et affichait un air interrogateur.
- Bien ! Je croyais qu’une aussi jolie, intelligente et gentille fille comme vous avait naturellement quelqu’un dans sa vie. Excusez-moi, si cette idée vous apparaît saugrenue, moi pas. - Je ne vous dis pas qu’il n’y a jamais eu de prétendant et même quelqu’un dans ma vie comme vous dites, mais qu’actuellement je suis célibataire et j’en suis fort heureuse. J’en ai par-dessus la tête des petits emmerdeurs prétentieux qui veulent me transformer en reine du foyer, maîtresse de maison, substitut maternel, femme à tout faire, confidente pour cœur éploré, bête de sexe, pourvoyeuse financière et j’en passe si vous voyez ce que je veux dire ?
Décidément Anna était monté rapidement aux barricades et semblait vraiment se prendre au sérieux en psalmodiant tout d’une traite son discours préparé d’avance qu’elle avait certainement débité plus d’une fois à ceux et celles qui voulaient bien l’écouter. Montée sur ses grands chevaux, elle était maintenant toute rouge et avait perdu son sempiternel sourire.
- Je vois surtout que le sujet vous a piqué au vif. Je ne voulais pas vous froisser, au contraire, j’ai tenté, bien maladroitement, j’en conviens, de vous complimenter. - N’essayez pas de jouer les séducteurs du dimanche avec moi, ça ne prend pas. Contentez-vous d’être un bon patient et moi je serai l’infirmière modèle. Sur ce, je vous salue, Monsieur Tremblay !
Elle quitta les lieux à grandes enjambées, conservant son air emprunté, sans se retourner.
J’étais interloqué par son attitude. Décidément, je trouvais qu’elle avait pris mouche pour un rien. Vraiment soupe au lait, cette jeune personne, me dis-je en moi-même. Il faudra faire gaffe à l’avenir, manœuvrer prudemment la prochaine fois et éviter les eaux troubles.
Plus tard, Anna sans desserrer les dents, revint fermer les rideaux, faire pivoter le lit horizontalement, tapota mes oreillers, tira mes couvertures. Il était évident que c’était l’heure de la sieste et que j’étais fortement invité, pour ne pas dire obliger, de m’exécuter dans ce sens, besoin ou non. Le silence régnait dans les couloirs, la pénombre enveloppait ma chambre, la torpeur envahit aussitôt mon corps et ma tête, le sommeil vint rapidement.
_________________ Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément «Nicolas Boileau»
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